« Ce ne sont pas les Hommes qui meurent, mais les mondes qui les contiennent. »
Eugène Evtouchenko, poète
Alexei Gavriline, Aliocha pour ceux qui l’ont connu, est né à Moscou le 15 Janvier dans ce qui était encore l’URSS en 1967, rassemblait en lui plusieurs mondes, plusieurs vies, comme si un seul monde, une seule vie, ne suffisait pas au géant qu’il était. Écartelé entre Orient et Occident, entre les Rolling Stones et Vladimir Vissotsky, entre Talking Heads et les chants liturgiques orthodoxes, Alexei naviguait depuis son adolescence moscovite entre rêves et réalités, à la recherche d’un Idéal qui réconcilierait Terre et Ciel et assouvirait son appétit de vie. Cet Idéal, il l’a trouvé dans la Foi et la prière, accueilli avec chaleur et amour inconditionnel comme l’Enfant Prodigue qu’il fut, par l’archimandrite Antoine du Monastère Saint-Gény de Lectoure et par le père Guilhèm de l’église Saint Saturnin à Toulouse.
Aliocha, comme l’ont décrit mes amis Bea et Philippe, qui l’ont connu en février 1989, et l’avaient aussi accueilli à la gare à Paris, avec sa mère, après deux jours et demi de train en provenance de Moscou en janvier 1990, c’était « un beau colosse au regard clair, soulevant Philippe dans ses bras comme un bébé, ou engloutissant vodkas et cornichons russes assis en tailleur dans notre studio, (…) cet Aliocha qui aimait la vie et la croquait à pleines dents…». Aliocha, pilier de rugby, joueur international dans l’équipe Dynamo de Moscou, était bien d’une force herculéenne, capable de renverser la solide porte d’un appartement moscovite pour aller à la rescousse d’une amie qu’on lui avait dit en danger. Capable aussi de supporter la blessure intense qu’il s’était infligée au genou, -en toute connaissance de cause car cela mettait fin à sa carrière de joueur international soviétique-, pour échapper aux trois ans de service militaire dans l’Armée Rouge qui l’aurait immanquablement envoyé se battre et mourir en Afghanistan.
L’Occident fantasmé, mirobolant pour le jeune Soviétique qu’il était, il l’avait découvert lors d’un championnat de rugby – jeunesse – en Belgique alors qu’il était encore au lycée. Ce court voyage dans un monde nouveau était devenu son obsession : quitter l’URSS. Alors qu’on lui avait imposé l’apprentissage de l’allemand, il apprit l’anglais tout seul, dans la rue, en se mettant, -comme beaucoup de jeunes à qui le système ne convenait pas-, au marché noir. C’est comme cela que nous nous sommes connus, sur la Place Rouge, qui n’était donc pas vide. Il s’est approché de moi, il m’a demandé si je voulais lui acheter une montre Mickey Mouse, il a retroussé ses manches… Il avait trois montres sur chaque bras ! Son rêve, c’était les États-Unis… Sa réalité fut la France, un troisième monde, une troisième vie, une troisième langue qu’il apprit rapidement en lisant une édition bilingue franco-russe des nouvelles de Gogol et lors d’un aller-retour à Lamalou-les Bains, avec ma sœur Barbara… Au retour de cette journée, il connaissait tous les jurons possibles et inimaginables qu’un conducteur français puisse proférer, qu’elle ne m’en veuille pas de dire cela !
Mais quitter l’URSS n’a jamais signifié quitter la Russie pour Alexei. Comme beaucoup d’exilés russes, volontaires -comme lui- ou involontaires -comme Soljenitsyne-, la Russie c’est plus qu’un Etat au sens politique du terme. C’est un état émotionnel, psychologique, un attachement irrationnel, à la fois de chair et d’esprit, à cette terre russe (Ziémlia) vaste, sans limite d’horizons, de la steppe à la taïga ; à la nation russe (Narod), courageuse, qui se sacrifiera toujours ; aux traditions, à la langue russe, à la musique, à la poésie russe, et à la Foi orthodoxe (Viéra). La Russie, Alexei l’a portée passionnément jusque dans les prénoms choisis pour ses enfants : Ivan, son fils ; et Katia, sa fille ; dans son amour pour les chansons tourmentées de Vladimir Vissotsky comme pour les nombreux chants traditionnels ; dans sa lecture avide du livre de Mikhail Boulgakov, Le maître et Marguerite ; dans cette valse Numéro 2 de Shostakovitch. La Russie d’Aliocha n’était pas qu’un fil ténu, un souvenir nostalgique, il la portait en lui constamment jusque dans la reconnaissance qu’il m’a exprimée encore en juillet 2019, lors de notre ultime et émouvante rencontre, d’avoir éduqué autant que possible Ivan dans les contes russes, l’histoire russe, la musique russe et la foi orthodoxe, de lui avoir fait connaitre en 2002 Moscou et toute sa famille, son père, Victor Grigoriévitch, sa mère, Galina Vassilievna, son frère Sergei, et sa nièce Dacha.
La Russie, il l’a retrouvée intégralement, telle qu’il la vivait, quand il a été touché par la Foi, qu’il a accepté cette grâce qui lui était offerte, qui lui ouvrait encore un autre monde, une autre vie. Il a accepté la Grâce et en retour il a été accepté inconditionnellement, pleinement, «tel qu’il était, comme il était et pour qui il était», selon les paroles de l’archimandrite Antoine, combattant ses «démons» (c’est le terme qu’Alexei a utilisé quand nous nous sommes vus en juillet 2019) mais dans la connaissance qu’il était pleinement un enfant de Dieu. Il était devenu sous-diacre et co-célébrait la divine Liturgie avec une grande humilité ; sa piété était authentique et fervente, hors du Temps et en-dehors du monde que nous connaissons. Lors de notre dernière rencontre, il a parlé de ses enfants, Ivan, Katia, de ce qu’il n’avait pas su être pour eux mais de comment il les aimait et priait pour eux tous les jours. La connexion spirituelle ne s’interrompt jamais chez les Orthodoxes : Alexei continuera encore dans ce nouveau monde, et dans cette vie nouvelle sans démons et sans souffrance, à aimer ses enfants et à prier pour eux.
Éloge funèbre de Sarah Diligenti
Heureux celui que Tu as élu, celui que Tu as pris Seigneur avec toi, son souvenir demeure d’âge en âge !